Facture du Kerala

          La facture du Kerala, principalement circonscrite à la ville de Trivandrum et dans une moindre mesure à Changanacheri, était très vivante jusqu'en 1973 mais a presque totalement disparu aujourd'hui. Les vinas faites à Tanjore ont de nos jours remplacé celles du Kerala chez tous les revendeurs de l'état, et un nombre croissant de musiciens jouent sur des instruments de cette origine. La facture du Kerala ne fait donc plus partie aujourd'hui que du passé, n'existant que par les très nombreux instruments lui ayant survécu.
          Une tradition de lutherie a été établie au Kerala depuis au moins le milieu du XIXème siècle, et des instruments très anciens originaires de cet état peuvent être observés dans nombre de musées, ou chez certains particuliers. Plus près de nous, au cours du XXème siècle, l'histoire de la facture de la vina à Trivandrum se résume principalement à celle d'une maison, la "Sarasvati Harmonium and Veena Factory", fondée en 1918 par un certain Nagappa, fabriquant d'harmonium venu de Mangalore. Cet atelier aurait employé jusqu'à une dizaine de facteurs, tous plus ou moins spécialisés dans des tâches précises. Après le décès de Nagappa, son frère cadet, Lingappa, reprit la direction jusqu'à sa propre mort en 1973, qui fut suivie de la fermeture définitive de cette fabrique. Plusieurs milliers d'instruments, vinas et tampuras, sont sortis des murs de la Sarasvati Veena Factory. Ils sont pour beaucoup signés par une petite plaque métallique portant le nom de la maison. Leur aspect varie de manière très sensible en fonction de leur date de production, adoptant dans les premières années les caractéristiques les plus typiques de la lutherie traditionnelle du Kerala, empruntant par la suite le dessin de côtes propre à Changanacheri et se rapprochant enfin peu à peu de la facture de Tanjore.

Les bois

          Le jaquier est le bois principalement utilisé dans la facture des vinas de Trivandrum, aussi bien pour la confection de la caisse que pour celle du chevillier ou de la table d'harmonie. Il provient des collines de la région, assez largement arrosées, et sa qualité est ainsi sans doute légèrement inférieure à celle des arbres venant des plaines plus sèches du Tamil Nadu. Très exceptionnellement des corps de vinas anciennes ont été réalisées en teck ou même en palissandre des Indes. Cette dernière essence a très souvent servie à la facture de la table et du chevillier pour les plus beaux instruments du XIXème et de la première moitié du XXème siècle. L'usage du jaquier est exclusif sur toutes les vinas postérieures à 1950.

La structure

        Nous avons relevé sur les multiples instruments fabriqués à Trivandrum, par la Sarasvati Veena Factory ou par des luthiers isolés antérieurs à cette fabrique, des structures de type 1, 1 +, 2 A, 2 A+, 3 et 3 +. Les vinas avec un yali solidaire du chevillier (1 +, 2 A + et 3 +) sont les plus anciennes (antérieures à 1950), les plus fidèles au style traditionnel du Kerala, et les plus superbement sculptées. Celles présentant un yali façonné séparément sont les plus récentes, assez inspirées de la facture de Tanjore. Fait beaucoup plus rare, les structures de la partie supérieure (table et dandipalakka) sont elles aussi très diversifiées : ces deux pièces sont parfois séparées, parfois façonnées dans une seule pièce de bois. Un cas intermédiaire (table remontant jusqu'à mi-manche) a même été observé. Dans ce cas encore les formes les plus sont originales sont surtout rencontrées sur les instruments du début du siècle, n'ayant pas encore subi l'influence de la facture de Tanjore.

Le corps

        Les instruments de Trivandrum sont de petite taille, ayant une longueur totale généralement comprise entre 122 et 130 cm et une longueur de corde vibrante allant de 78 à 81 cm.
          Comme pour la plupart des autres traditions régionales, la décoration du corps est à Trivandrum un des éléments déterminants dans l'identification de la provenance et de l'âge d'une vina. Deux dessins de côtes, présentés ci-dessous, occupant le même espace que sur les instruments de Tanjore ont eu cours à Trivandrum durant ce siècle. Le premier (A), le plus ancien, montre une alternance de courbes en bosses et en creux. Le deuxième (B), originaire de Changanacheri puis adopté par la Sarasvati Veena Factory, présente une succession de petites côtes rondes d'un cm de largeur environ.

Cotes Veena du Kerala
            La décoration de la caisse est principalement sculptée sur les instruments antérieurs à 1940. Les deux portions de cercle, autour du cordier et à la base du manche peuvent être ornées de motifs géométriques ou floraux, ou de frises représentant des dieux ou des animaux (éléphants, cerfs...). Un bandeau finement ouvragé entoure la partie supérieure de la caisse, à la limite de la table d'harmonie. Un bracelet sculpté, parfois en forme de chaînette ou de torsade, marque le départ du manche. Le bord de celui-ci peut être laissé libre de tout ornement, ou être revêtu d'un plaquage décoratif en corne de cerf, rappelant la facture de Tanjore.
          Les chevilliers des instruments anciens présentent parfois une ouverture du fond, à la hauteur des chevilles, facilitant le montage des cordes. Ils sont souvent magnifiquement sculptés et sont solidaires du yali qui peut prendre des aspects très différents suivant les facteurs, rappelant parfois le dragon aux formes élancées de Tanjore mais pouvant aussi revêtir l'aspect plus massif d'une sorte de lion comme sur les instruments de Mysore.
          Mis à part le dessin de leurs côtes, les vinas de Trivandrum les plus récentes (de 1950 à 1973) ressemblent beaucoup plus à des instruments de Tanjore. Elles sont généralement de taille plus importante. La décoration est faite de plaques de corne de cerf gravées et le yali, séparé du chevillier, a une forme de dragon à la langue retroussée. Il garde toujours un profil assez fin mais ne montre plus le cisèlement des modèles antérieurs.
Caisse Veena du Kerala
yali Veena du Kerala 1
Yali ancien du Kerala à tête de dragon
Yali Veena du Kerala 2
Yali ancien du Kerala à tête de lion
Yali Veena du Kerala 3
Yali de la Saraswati Veena Factory, époque tardive

La table et le dandipalakka

              Les tables des vinas anciennes sont assez plates, peu épaisses, et ont un rayon compris entre 16 et 17,5 cm. Les plus récentes ont un profil et un rayon plus conforme à la tradition de Tanjore. Elles sont collées et vissées sur le bord de la caisse à raison d'une vis tous les 10 cm environ. Différentes formes d'ouïes peuvent être observées : de petits trous disposés en cercles autour des rosaces, ou un ou plusieurs orifices de 5 à 8 mm de diamètre pratiqués sur la table, sous le chevalet ou même sur la couverture du manche lorsque ces deux parties sont réunies en une seule pièce. Aucune ouverture de grande dimension n'est jamais percée sur ces instruments.
          Les tables sont souvent assez dénuées de décoration, mais sont néanmoins généralement marquées de deux petites plaques circulaires en corne, gravées aux motifs du cakra (sorte de roue ou de disque, symbole de la puissance) et de la conque, deux attributs de Vishnu, patron de la ville de Trivandrum. Des ornementations plus étendues peuvent dans quelques rares cas être ajoutées sur cette partie, et un filet est parfois fixé sur le pourtour.
            Le dandipalakka est collé et vissé sur le bord du manche, et les deux baguettes supportant la cire et les frettes sont rajoutées par la suite, maintenues sur cette planche par quatre vis. Elles s'écartent légèrement du chevillier vers le chevalet, et les frettes sont donc de longueur inégales.
        Le chevillier n'est pas fermé par un couvercle articulé sur les instruments anciens, cette pratique n'étant observée que sur les vinas de la deuxième moitié du XXème siècle, touchées par l'influence de Tanjore.

Rosaces Veena du Kerala

Le chevalet

Chevalet Veena du Kerala

        Les chevalets des vinas de Trivandrum, possèdent deux particularités très originales les distinguant entre tous. La première est de ne pas utiliser comme support des cordes de talas la traditionnelle pièce de bronze courbe reposant sur la table, mais d'employer à cette fin une tige d'acier pliée en une sorte de "U" horizontal, encastrée dans le pied du chevalet, rendant ainsi beaucoup moins directe la transmission de la vibration des cordes.
          La deuxième originalité est le remplacement des deux petites chevilles de bois, fixées sous les pieds et ayant pour fonction de maintenir le chevalet en place, par une vis apparente contre laquelle le chevalet vient buter. Ce maintient beaucoup plus souple a pour avantage d'autoriser un réglage dans le sens longitudinal, permettant de contrebalancer dans une certaine mesure l'affaissement progressif des frettes dans la cire et l'altération de l'accord qui en découle. La mobilité plus grande du chevalet rend cependant beaucoup moins stable le réglage de cette pièce. 

Le cordier

          Le cordier prend à Trivandrum la forme d'une grande plaque d'acier en demi-cercle, fixée sur l'arrière de la caisse par des vis ou des clous. Il est percé de trous sur sa partie supérieure pour permettre le passage des langars, et est surmonté d'une fine tige métallique servant de renfort.
        Les instruments les plus récents adoptent un cordier de plus petite taille, analogue au modèle de Tanjore.

Cordier Veena du Keral