Généalogie et Histoire de la Vina d'Inde du Sud             (Vina de Saraswati)


          Un instrument aussi complexe que la vina d'Inde du sud, avec sa forme de luth, son résonnateur extérieur, ses multiples cordes et ses vingt quatre frettes n'est évidemment pas apparu directement sous cette forme mais est bien le fruit d'une évolution s'étant prolongée sur de nombreux siècles. Les multiples transformations de l'art musical et les incessants efforts des facteurs d'instruments, des musiciens et des théoriciens pour suivre ces évolutions ont permis petit à petit, à partir d'instruments extrêmements rudimentaires, de développer son aspect actuel. Les améliorations successives, hybridations, et parfois inventions techniques radicales qui lui ont permis de se développer sont brièvement exposées ici.

            Si les percussions semblent avoir été les instruments les plus anciens de l'humanité, les plus lointain ancêtres des instruments à corde sont d'une part "l'arc en bouche", où la bouche sert de caisse de résonance, et de l'autre la cithare d'écorce, simple bambou dont des lanières d'écorce soulevées du tronc par de petites cales de bois formant chevalets constituent les cordes primitives.        

            Ces deux instruments, peu sonores, encore utilisés de nos jours particulièrement en Afrique et à Madagascar, évoluèrent rapidement vers des formes plus complexes. La bouche fut remplacée par un résonateur en calebasse ou en terre suspendu sous l'arc (ex. : le Villadi Vadyam du Tamil Nadu). Les premières mentions du mot Vina, dans le Yajur-Veda (Xème av. J.C. ?) font sans doute référence à un instrument de ce type. L'adjonction d'autres cordes donna naissance à la harpe, dont des témoignages iconographiques furent retrouvés dans les pictogrammes de la vallée de l'Indus (2300 à 1500 av. J.C.).
Le yazh

mahabalipuram
Bas-relief de Mahabalipuram

              Cette harpe arquée fut longtemps pratiquée en Inde et l'on en retrouve de multiples représentations dans la statuaire, de Bharut (nord du Madhya Pradesh) à Amaravati (Andhra Pradesh), ou dans les textes sacrés (Mahabharata) et musicologiques (Natya Sastra). Elle fut particulièrement connue dans le sud de l'Inde sous le nom de Yazh,  puis disparue vers le VIIème siècle, éclipsée par les cithares sur bâton.
            Le redressement de l'arc et l'utilisation de chevilles pour en écarter la (les) corde(s) semblent être les transformations qui ont conduit à l'invention de ces cithares. Le Tuila de l'Orissa, joué principalement sur les sons harmoniques, est l'illustration encore vivante de ce stade de l'évolution, gravé par ailleurs dans le grand bas-relief de "la pénitence d'Arjuna" à Mahabalipuram (VIIème apr. J.C.).



            Les joueurs d'arc en bouche utilisant souvent un petit morceau de bois ou de métal qu'ils appuient sur la corde afin d'en modifier la longueur et donc la hauteur, cette pratique, conservée encore sur des instruments comme la Vichitra Vina Hindoustanie ou le Gottuvadyam de la musique Carnatique, donna sans doute l'idée des premières frettes, fixant ces raccourcissement de manière plus stable. Le Kullutan Rajan des Savaras en Inde du Sud est un exemple d'instrument à frettes primitives, dont les premières représentations iconographiques datent du IXème siècle à Abhaneri (Rajasthan). L'adjonction de plusieurs résonateurs, puis l'utilisation d'un corps creux et du chevalet, empruntés à la cithare d'écorce, développèrent le volume sonore. Le chevalet plat, fournissant une plus grande efficacité par l'enrichissement harmonique qu'il provoque est attesté lui aussi dès le IXème siècle à Abhaneri, puis à Belur et à Halebid (Karnataka) au XIIème.

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Sculpture d'Halebid


mahabalipuram
Le Jantar du Rajasthan

 La grande cithare sur bâton de l'Inde, incarnée de nos jours dans sa forme populaire par le Jantar du Rajasthan ou la Kinnari Vina du Karnataka, et dans sa forme savante par la Bin Hindoustanie, appelée aussi Rudra Vina, possède ainsi ses principales caractéristiques (corps creux, deux résonateurs extérieurs, frettes, chevalet plat) au XIIIème siècle, où elle est décrite avec précision par Sarngadeva dans son célèbre traité Sangita Ratnakara  sous le nom de Kinnari Vina.


            Le Waji, harpe arquée du Nouristan (Afganisthan) nous montre un des possibles maillons de l'évolution de l'arc vers le luth. Dans cet instrument le résonateur est en effet une caisse de bois recouverte d'une peau traversée de part en part par l'arc lui-même. Les luths les plus simples ne diffèrent de cet instrument que par le redressement de l'arc, celui-ci devenu manche étant plaqué contre la caisse, dans laquelle il s'encastre, par une peau tendue servant de table. On trouvait de tels luths dans l'Egypte ancienne, et ils sont encore fréquemment employés en Afrique noire. Certains modèles d'Ek-tar utilisés par les chanteurs mendiants de l'Inde sont aussi fabriqués sur ce modèle.
            La présence de luths à manche court en Inde est attestée depuis le début de notre ère par les bas relief d'Amaravati ou d'Ajanta. On le trouve même représenté en compagnie de la harpe à Pawaya près de Gwalior. Ces luths de forme ovoïde sont à l'évidence de facture plus raffinée que les modèles que nous mentionnions plus haut. Ils semblent enfin toujours liés aux sanctuaires bouddhiques, et le reflux de cette religion coïncida avec leur disparition. Il faudra attendre les grandes invasions arabes du XIIème au XVIème siècle pour voir réapparaître cet instrument, sous sa forme à manche court (Rabab) ou à manche long (Tanbur). Ces instruments sont fréquemment représentés par les différentes écoles de miniature du XVIIème siècle.

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Bas relief d'Amaravati

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Le Sarod

            Le phénomène d'hybridation est à l'origine de nombreux instruments de par le monde. Le mariage du cithare sur bâton autochtone et  du grand luth amené par les invasions musulmanes donnant naissance au Sitar hindoustani et à la Sarasvati Vina carnatique n'est pas non plus extraordinaire pour l'organologie indienne. Un des traits marquant de ce pays est sans doute, plutôt que de les combattre, sa capacité à assimiler toutes les apports étrangers pour les transmuter et les faire participer à son propre enrichissement culturel. Un instrument comme le Sarod, d'origine afgane, hérita ainsi de cordes sympathiques et d'un résonateur supérieur à son arrivée en Inde. Les tablas empruntèrent leur nom et peut-être leur forme à la civilisation arabe, tout en gardant de nombreuses caractéristiques du traditionnel Pakhavaj.


 Le Sitar  et la Vina du sud  apparurent sensiblement à la même époque, au XVIIème siècle. On attribue l'invention de la Sarasvati Vina  au Raja Raghunatha de Tanjore (1600–1634), assisté de son ministre le musicien Govinda Diksitar. Le fils de ce dernier, Venkatamakhin, est l'auteur du traité Caturdandi Prakasika où il exposa pour la première fois le système des soixante-douze modes fondamentaux, ou mela-karta, de la musique carnatique. Il existe à l'évidence une relation directe entre cet apport théorique et l'invention de notre instrument permettant, grâce à ses douze frettes fixes par octave, de jouer précisément l'intégralité de ces modes sans changer son accord.
         Depuis cette époque, la vina n'a plus guère évoluée dans sa structure, mais a sensiblement grandi en taille, principalement du fait d'un changement de sa tenue, passant d'un jeu en position verticale (urdhva) à une tenue plus horizontale, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui.

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La Vina d'Inde du Sud